Pour le pays, pour les ancêtres
Mourir est beau
Mourir est beau
—La Dessalinienne
Sur la crête
Avant de commencer
savoir déjà qu’il y a
quelque chose de perdu
d’excessif
une mort si belle ne soit
qu’étiolée
celle qui nous révèle
nous extasie
sur nos faims
nous fait précéder notre
émancipation
clôture le désir
si souvent répété
de notre fin
Je veillerai toutes voiles dehors
lampes allumées
pour ne pas éteindre par inadvertance les incendies
promis
Ici alors
que l’oubli parait-il
soit ma seule chance
écartillée
à perte de vue
89 mots
Me pardonner
toutes les survies arrachées
aux grands vents
rapatrier de toute urgence
mes ossements
arrachés
aux cimetières du froid
Je ne reverrai plus ma grand-mère
même pas ses os
même pas le terrain de son
ensevelissement
même pas l’absence
de la pierre
qui porterait son nom
même pas
les remblais
les décombres
les places nettes
de sa disparition
Je devrai ravaler mes pleurs
et boire toute cette eau
sel
qui devait s’écouler de moi
Je serai toute
en retenue
désavouée
par ces deuils
qui me placent donc
insurmontable
plus bas que le niveau de la mer
Me voici
à tenir stricte
une comptabilité implacable
des morts
et des vivants
Deux de plus
trois de moins
toujours déficitaire
alors que la vie ne m’a pas
assez délogée
assez appris à tenir les livres
pour déduire
le profit ténu
continu
qui doit tant
s’accumuler au fil des siècles
amen
pour acheter la tranche de pain
de plus
qui nous séparera du commun
de la racaille
de celleux nôtres
qui tracent pieds nus
leur trace
leur condamnation
leur traversée du non-retour
Il y a un récit
dont je veux être défaite
tout s’arrête
suspendu
les photos
les récits
les voix
le show
tout s’épuise
mais la roue de Montréal
tourne
la roue tournée
et je perds la voix
Je suis à l’aune de ce retrait
de l’émancipation
que permet le retrait
Nos corps deviennent des décomptes
audibles du dedans
Nous contenons émiettables
notre rebours en accéléré
Nous sommes précipités
vers des fins sans issues
qui annonceront notre repos
si retardé
Puisque la vie n’est pas pour nous hospitalière
Il nous faut dans nos appartements
garder mémoire
d’une vraie vie qui est ailleurs
mais que nous nous appliquons à oublier
Nous acceptons ainsi
la contrition des froids
du mesuré
de nos corps soudains illisibles et translucides
Nous acceptons les luttes
de peu de conséquence
sécuritaires repues
Nous renonçons à être
petit bout par petit bout
Et nos corps l’ayant compris
affolés soudain de notre peu de présence
précipitent la fin
J’aurais aimé décrire cette vie menue
à l’abri de tout risque
dont nous mourrons
Pour que ceux restés au pays
comprennent qu’ils n’ont pas le choix
Que la mer par trois bords et par trois f(r)ois
et notre seule frontière
ont déjà établi les limites de notre vivant
Que dehors, si vous saviez
c’est le gouffre encore
Que dehors
intact
Nous n’avons pas gagné
Que dehors
plus loin que la mer
il n’y a pas de chemin
dehors
il n’y a rien
Un jour
le corps sait où
déposer la fatigue
qu’aucun repos ne saura réparer
Un jour
le corps sait où
réside la fatigue
disponible
de sa fin
Je croyais écrire ce poème comme un livre des morts
pour penser à celleux
qui sans arrêts s’étiolent
ou partent
pour citer leurs noms
pour comprendre leurs choix
départs et combats
Mais peut-être qu’à force de fréquenter les limites
et de franchir les seuils
sans m’en apercevoir
j’écris ce livre depuis l’au-delà
ou
peut-être que j’écris ce livre
parce que ma mort est commencée
L’écriture de Stéphane Martelly (née en Haïti) prend les formes variables de l’essai, de la fable, du poème, de la peinture ou de la traduction. Elle est professeure à l’Université de Sherbrooke. Ses œuvres comprennent un essai majeur en recherche-création, Les jeux du dissemblable (Nota bene, 2016), de la poésie, Inventaires (Triptyque, 2016) et plusieurs fables illustrées, les deux dernières étant Comme un trait / Le fil d’or et d’argent (2022). Elle montre aussi ses toiles dans des expositions importantes comme « Imaginaires souverains » (2023). Stéphane Martelly a aussi fondé la collection Martiales, dédiée aux femmes Noires qui écrivent.